20
Hazel
Une fraction de seconde, Hazel fut aussi stupéfaite que les karpoi. Puis Frank et Percy déboulèrent et se mirent à massacrer toutes les sources de fibres qu’ils trouvaient devant eux. Frank décocha une flèche à Orge, qui s’écroula en tas de graines. Percy éventra Sorgho, puis se lança à l’assaut d’Avoine et de Millet. Hazel sauta au sol et se joignit au combat.
En quelques minutes, les karpoi furent réduits à des monticules de diverses céréales pour petit déjeuner. Blé commença à se reformer, mais Percy sortit un briquet de son sac et l’alluma.
— Essaie donc, l’avertit Percy, et je mets le feu au champ. Restez morts et lâchez-nous, ou c’est grillé pour l’herbe !
Frank battit des paupières comme si la flamme le terrifiait. Hazel ne comprenait pas, mais elle cria quand même aux tas de céréales :
— Il le ferait ! Il est fou !
Les vestiges des karpoi s’éparpillèrent au vent. Frank grimpa sur le rocher et les regarda s’en aller.
Percy éteignit son briquet et sourit à Hazel.
— Bonne idée de crier, dit-il. On ne t’aurait pas trouvée, sans ça. Comment as-tu fait pour les tenir à distance si longtemps ?
— Gros tas de schiste, expliqua-t-elle en montrant le rocher du doigt.
— Pardon ?
— Les gars, lança Frank du haut du rocher. Venez voir.
Percy et Hazel grimpèrent pour le rejoindre. Quand elle aperçut ce que Frank regardait, Hazel eut un haut-le-corps et s’écria :
— Range ton épée, Percy ! Pas de lumière !
Il effleura la pointe de l’épée, et Turbulence se replia en stylo-bille.
En dessous d’eux, une armée avançait.
Le champ se terminait sur un ravin peu profond, où une route de campagne serpentait dans la direction nord-sud. De l’autre côté de la route, des collines herbues s’égrenaient à perte de vue, sans la moindre trace de civilisation, si ce n’est une supérette aux lumières éteintes, sur le versant le plus proche.
Le ravin était envahi de monstres qui marchaient au pas vers le Sud, par colonnes entières, si nombreuses et si proches qu’Hazel fut sidérée qu’ils n’aient pas entendu ses cris.
Frank, Percy et elle se tapirent contre le rocher. Bouche bée, ils regardèrent passer plusieurs dizaines de grands humanoïdes poilus, habillés d’armures déchiquetées et de fourrures en lambeaux. Ils avaient six bras chacun, trois de chaque côté, ce qui leur donnait un air d’hommes des cavernes descendant de l’insecte.
— Des Gégénéis, murmura Hazel. Des ogres de la terre.
— Tu les as déjà combattus ? demanda Percy.
Elle fit non de la tête.
— J’en ai juste entendu parler en cours de monstres au camp.
Elle n’avait jamais aimé les cours de monstres – Pline l’Ancien et tous ces vieux auteurs qui décrivaient des monstres légendaires, aux confins de l’Empire romain. Hazel croyait aux monstres, toutefois certaines descriptions étaient si extravagantes qu’elle les avait toujours prises pour des exagérations ridicules.
Seulement maintenant, une armée entière de ces exagérations défilait devant elle.
— Les Gégénéis ont combattu les Argonautes, murmura-t-elle. Et ces créatures qui les suivent…
— Des centaures, dit Percy. Mais… il y a quelque chose qui cloche. Les centaures sont du bon côté, normalement.
Frank faillit s’étrangler.
— C’est pas ce qu’on nous apprend au camp ! s’écria-t-il. Les centaures sont fous, ils passent leur temps à se saouler et à tuer des héros.
Hazel observa les hommes-chevaux qui passaient au petit galop. Humains jusqu’à la taille, alezans dorés à crins blancs en dessous. Ils portaient des armures barbares en cuir et bronze, étaient armés de lances et de frondes. Au début, Hazel crut qu’ils avaient des casques vikings. Puis elle vit qu’il s’agissait en fait de vraies cornes qui dépassaient de leur pelage ébouriffé.
— C’est normal qu’ils aient des cornes de taureau ? demanda-t-elle.
— C’est peut-être une espèce particulière, dit Frank. On ne va pas leur poser la question, d’accord ?
Percy regarda plus loin et pâlit.
— Par les dieux… des Cyclopes.
Effectivement, derrière les centaures venait un bataillon d’ogres à un seul œil, mâles et femelles, harnachés de bouts de ferraille disparates. Ils mesuraient bien trois mètres chacun. Six d’entre eux, attelés comme des bœufs, traînaient une tour de siège d’un étage surmontée d’une baliste géante.
Percy se prit la tête entre les mains.
— Des centaures. Des Cyclopes, dit-il à part soi. Y a quelque chose qui cloche grave.
L’armée de monstres avait de quoi désespérer n’importe qui, mais Hazel se rendit compte qu’autre chose perturbait Percy. À la lumière blafarde de la lune, il avait le visage blême et tendu, comme si ses souvenirs, luttant pour affleurer, lui embrouillaient les idées.
Elle jeta un coup d’œil à Frank.
— Il faut qu’on le ramène au bateau, dit-elle. La mer lui fera du bien.
— D’accord, répondit Frank. Ils sont trop nombreux. Le camp… Il faut prévenir le camp.
— Ils savent, dit Percy d’une voix rauque. Reyna sait.
Une boule se forma dans la gorge d’Hazel. La légion ne pourrait pas se mesurer à une armée aussi nombreuse. S’ils n’étaient qu’à quelques centaines de kilomètres au nord du Camp Jupiter, leur quête était déjà condamnée. Ils ne pourraient jamais aller en Alaska et revenir à temps.
— Venez, dit-elle. Allons…
Alors, elle vit le géant.
Lorsqu’il surgit de derrière la crête, Hazel n’en crut pas ses yeux. Aussi grand que la tour de siège – au moins dix mètres de haut – il avait des pattes écailleuses de reptile, comme un dragon de Komodo, et le reste du corps pris dans une armure bleu outremer. Son plastron s’ornait de rangées de visages monstrueux et affamés, qui ouvraient la bouche comme pour demander à manger. Lui-même avait une figure humaine, mais une énorme touffe d’algues vertes en guise de chevelure. Quand il agitait la tête, des serpents tombaient de ses mèches – des pellicules-vipères, difficile de faire plus répugnant.
Il était armé d’un trident gigantesque et d’un filet plombé.
À la vue de ces armes, Hazel sentit son ventre se nouer. Elle avait souvent affronté ce type d’adversaire à l’entraînement au combat de gladiateurs. Il pratiquait la forme de combat la plus rusée, la plus retorse, la plus cruelle qui soit. Ce géant était un retiarius XXL.
— Qui est-ce ? demanda Frank avec un tremblement dans la voix. Ce n’est pas…
— Non, c’est pas Alcyonée, répondit Hazel dans un souffle. Je crois que c’est un de ses frères. L’esprit du grain y a fait allusion, lui aussi. C’est le géant dont parlait Terminus. Polybotès.
Elle n’aurait pu dire comment elle le savait, mais elle sentait l’aura de pouvoir du géant de là où ils étaient. Elle reconnut la sensation qu’elle avait éprouvée au Cœur de la Terre, lorsqu’elle faisait émerger Alcyonée – l’impression d’être debout près d’un aimant puissant, qui attirait vers lui le fer qu’elle avait dans le sang. Ce géant était un autre fils de Gaïa – une créature de la terre si forte et si malveillante qu’elle émettait son propre champ de gravitation.
Hazel savait qu’ils devaient partir. Leur cachette en haut de ce rocher n’en serait pas une pour un géant pareil, si d’aventure il tournait la tête de leur côté. Pourtant elle sentait que quelque chose d’important était imminent. Ils descendirent tous les trois à mi-hauteur du bloc de schiste et attendirent.
Quand le géant se rapprocha, une femme Cyclope sortit des rangs et courut en arrière pour lui parler. Elle était immense, grasse et atrocement laide, accoutrée d’une cotte de mailles taillée comme une robe-sac – mais à côté du géant, elle avait l’air d’une gamine.
Elle pointa du doigt vers la supérette fermée, en haut de la colline la plus proche, et marmonna des paroles où il était question de manger. Le géant lui répondit sèchement, l’air agacé. La femme Cyclope aboya un ordre à ses semblables, et trois d’entre eux lui emboîtèrent le pas quand elle partit en direction du magasin.
Lorsqu’ils parvinrent à mi-pente, une lumière aveuglante transforma la nuit en jour. Hazel fut éblouie. En dessous d’eux, l’armée ennemie céda au chaos, dans une cacophonie de cris et hurlements. Hazel cligna des yeux. Elle avait l’impression de sortir d’une salle de cinéma obscure et de déboucher brusquement en plein soleil.
— Trop ravissant ! hurlèrent les Cyclopes. Brûle l’œil !
Au sommet de la colline, la supérette était maintenant enserrée dans un arc-en-ciel incroyablement proche et lumineux. L’arc de lumière s’enracinait dans le magasin pour monter vers le ciel, baignant la campagne environnante d’un étrange éclat kaléidoscopique.
La femme Cyclope leva sa massue et chargea. Lorsqu’elle frappa l’arc-en-ciel, son corps tout entier se mit à fumer. Elle lâcha le gourdin avec un cri de douleur et battit en retraite, les bras et le visage couverts de cloques multicolores.
— Horrible déesse ! cria-t-elle vers le magasin. Donne-nous des quatre-heures !
Les autres monstres, comme pris de folie, chargèrent à leur tour, pour fuir eux aussi dès que la lumière de l’arc-en-ciel les brûlait. Certains lancèrent des pierres, des javelots, des épées et même des pièces de leurs armures, mais tout était aussitôt dévoré par des flammes aux couleurs ravissantes.
Le géant sembla enfin se rendre compte que ses soldats jetaient au feu du matériel de qualité.
— Arrêtez ! tonna-t-il.
Non sans difficulté, il parvint à ramener l’ordre dans ses troupes. Une fois les monstres calmés, il s’approcha du magasin au bouclier d’arc-en-ciel et arpenta la bordure de la lumière.
— Déesse ! cria-t-il. Sors et rends-toi !
Aucune réponse n’émana du magasin. L’arc-en-ciel scintillait de plus belle. Le géant brandit son trident.
— Je suis Polybotès ! Agenouille-toi devant moi pour que je t’expédie rapidement à trépas.
Apparemment, personne, dans le magasin, ne fut impressionné. Un minuscule objet noir jaillit de la fenêtre et roula aux pieds du géant.
— Une grenade ! hurla Polybotès en se couvrant le visage.
Les monstres se jetèrent au sol.
La chose n’explosant pas, Polybotès se pencha et la ramassa prudemment.
— Un brownie ? hurla-t-il, outragé. Tu oses m’insulter en m’envoyant un brownie ?
Il renvoya le gâteau vers la boutique, et il se pulvérisa dans la lumière.
Les monstres se relevèrent. Plusieurs marmonnèrent : « Des brownies ? Où ça ? »
— Attaquons ! cria la femme Cyclope. J’ai faim. Mes garçons veulent leurs quatre-heures !
— Non ! dit Polybotès. On est déjà en retard. Alcyonée compte sur notre présence au camp d’ici à quatre jours. Vous autres, les Cyclopes, vous avancez à une lenteur impardonnable. On a pas de temps à perdre pour des déesses mineures !
Il lança ce dernier commentaire à l’attention du magasin, mais n’obtint aucune réaction.
La femme Cyclope grogna.
— Le camp, ouais. Vengeance ! Les « orange » et les « pourpre » ont détruit mon foyer. Maintenant Mo Joindculass va détruire le leur ! Vous m’entendez ? Léo ? Jason ? Piper ? Je viens vous réduire en bouillie !
Les autres Cyclopes rugirent avec enthousiasme, vite imités par l’ensemble des monstres.
Un frisson parcourut Hazel. Elle regarda ses amis.
— Jason, murmura-t-elle. Elle s’est battue contre Jason. Ça veut dire qu’il est peut-être encore en vie.
Frank hocha la tête.
— Et les deux autres noms, demanda-t-il, ça te dit quelque chose ?
Hazel fit signe que non. Elle ne connaissait pas de Léo ni de Piper au camp. Quant à Percy, il était toujours livide et hébété. Si les noms lui rappelaient quelque chose, il le cachait bien.
Hazel réfléchit à ce qu’avait dit la Cyclope : les « orange » et les « pourpre ». Le pourpre, c’était la couleur du Camp Jupiter, bien sûr. Quant à l’orange… Percy était arrivé avec un tee-shirt orange tout déchiré. Ça ne pouvait pas être une coïncidence.
En contrebas, l’armée se remit en branle, mais le géant Polybotès s’attarda sur le côté. Il humait l’air en plissant le nez.
— Dieu marin, marmonna-t-il – et, au grand effroi d’Hazel, il se tourna dans leur direction. Je sens l’odeur d’un dieu marin.
Percy tremblait. Hazel posa une main sur son épaule et essaya de le plaquer contre la paroi de pierre.
La dénommée Mo Joindculass lança d’un ton hargneux :
— Évidemment que tu sens un dieu marin ! La mer est juste là !
— C’est autre chose, insista Polybotès. Je suis né pour détruire Neptune. Je perçois…
Il fronça les sourcils et tourna la tête, en projetant quelques serpents de plus.
— On avance ou on hume l’air ? reprit Mo Joindculass. J’ai pas droit aux brownies, alors pas de dieu marin pour toi !
— Très bien, grogna Polybotès. En avant, marche !
Il jeta un dernier coup d’œil au magasin, puis passa la main dans ses cheveux. Il en ramena trois serpents plus grands que les autres, qui portaient des marques blanches autour du cou.
— J’ai un cadeau pour toi, déesse ! Mon nom, Polybotès, signifie « nombreux à nourrir » ! Voici quelques gueules affamées. On verra si tu vas attirer beaucoup de clients, avec ces sentinelles devant ton magasin !
Il rit méchamment et lança les serpents dans les hautes herbes de la colline.
Puis il repartit vers le Sud, faisant trembler le sol sous ses énormes pattes de Komodo. Bientôt, la dernière colonne de monstres franchit les collines et se perdit dans la nuit.
L’arc-en-ciel éblouissant s’éteignit alors comme un projecteur qu’on débranche.
Hazel, Frank et Percy se retrouvèrent seuls dans le noir, à regarder une supérette fermée de l’autre côté de la route.
— Original, comme expérience, marmonna Frank.
Percy tremblait de tous ses membres. Hazel se rendait bien compte qu’il avait besoin d’aide ou de repos. La vue de cette armée semblait avoir réveillé en lui une forme ou l’autre de souvenir, et il était en état de choc. Il fallait le ramener au bateau.
Mais par ailleurs, de vastes prairies les séparaient de la plage, et Hazel pressentait que les karpoi n’avaient pas disparu définitivement. Regagner le bateau en pleine nuit ne lui semblait donc pas une bonne idée. Et elle ne pouvait se défaire de l’épouvantable impression que si elle n’avait pas fait surgir ce bloc de schiste, elle serait tombée entre les mains du géant.
— Allons au magasin, dit-elle. S’il y a une déesse là-haut, elle pourra peut-être nous aider.
— Sauf qu’il y a des serpents qui gardent la colline, maintenant, rétorqua Frank. Et cet arc-en-ciel pourrait se rallumer.
Ils regardèrent tous les deux Percy, qui tremblait comme s’il souffrait d’hypothermie.
— Il faut qu’on essaie, dit Hazel.
Frank hocha gravement la tête.
— Enfin, soupira-t-il, une déesse qui attaque un géant avec des brownies ne peut pas être foncièrement mauvaise. Allons-y.